Eclairage orthodoxe par Père Philippe Dautais
Le sens du Carême et du jeûne dans la pratique de l’Église orthodoxe
par Père Philippe Dautais, prêtre orthodoxe,
fondateur et directeur du centre Sainte-Croix (Dordogne).
Les orthodoxes, pratiquent depuis toujours, non seulement un carême végétarien (sans produits animaux), mais qui plus est un carême végétalien (sans sous-produits animaux (laitages, œufs..) . Cette attitude s’inscrit dans une longue tradition de jeûne et de prière héritée des premiers pères de l’Eglise, mais aussi dans une vision cosmique de la création, dont les Orthodoxes sont aujourd’hui porteurs, comme en Témoigne Père Philippe Dautais dans ce texte.
Le « printemps de l’âme ».
Pour les chrétiens de tradition orthodoxe, le Carême revêt depuis toujours une grande importance et se nomme le « printemps de l’âme ». Le printemps est la saison de l’éclosion de la nature, le Carême est celle de l’épanouissement de l’âme dans la perspective des fruits spirituels et évangéliques. Le jeûne de Carême est pour nous une discipline essentielle capable de transformer, voire de transfigurer notre relation à Dieu, au prochain et au cosmos. Dans ce sens, le jeûne, la prière et le partage sont indissociables et nous renvoient à trois relations essentielles : la relation à Dieu qui inclut le dynamisme de transformation personnelle, la relation à l’autre dans le partage, et la relation au cosmos par l’éveil du regard.
Le sens spirituel : jeûner pour augmenter notre faim de Dieu
Nous ne jeûnons pas pour nous priver de nourriture ou pour meurtrir nos corps, mais pour accroître notre sensibilité au vivant, ainsi que la faim et la soif de Dieu. Le jeûne a comme fonction essentielle de limiter les appétits de la nature pour libérer le vrai désir. J’entends par appétit de la nature, non seulement la boulimie alimentaire mais aussi l’avidité, la convoitise, la cupidité ou la recherche effrénée des compensations matérielles… Le jeûne aiguise notre attention et nous met en position de spectateurs de nos mouvements intérieurs, nous permettant de ne plus en être esclaves et de marcher vers la liberté glorieuse des enfants de Dieu. Les anciens avaient perçu que le rapport que nous entretenons avec la nourriture avait une incidence directe sur notre tempérament comme sur notre vie spirituelle.
Lorsque nous convoitons un mets, qui gouverne : la pulsion ou la conscience ? Selon le livre de la Genèse, Dieu a créé Adam, chaque homme ou femme, comme un être mangeant, non pour dévorer le monde, mais pour vivre une relation eucharistique au Créateur par les aliments créés (le pain et le vin sont des substances cosmiques faites Eucharistie). Nous jeûnons afin de trouver une relation vivante au Dieu vivant, afin de faire du cosmos une possibilité de communion avec Dieu.
Le Carême dans un esprit de partage et de solidarité
Ce temps de Carême nous permet de vivre une expérience hors du commun. Il nous offre l’occasion de nous alléger du poids du monde, tout en allégeant le monde de notre poids, de nous ouvrir à la compassion qui nous fait tant défaut habituellement, de nous rendre plus sensibles au vivant et de nous éveiller à une contemplation eucharistique du monde. Par l’abstinence de certains aliments (ou de tous les aliments), le jeûne nous permet également d’éprouver, dans une certaine mesure, la faim ou le manque qu’éprouvent tous ceux qui, trop nombreux dans le monde, ne peuvent accéder au minimum de nourriture vitale. Nous sommes appelés à vivre cette limitation volontaire de nos besoins dans un esprit de justice, de partage et d’équité pour la promotion de la paix dans le monde. Le jeûne physique, qui ne se comprend jamais sans la purification du cœur, nous ouvre à l’exercice du don et de l’amour. Nous pouvons, à l’invitation de saint Ambroise de Milan, donner aux pauvres l’argent économisé durant le jeûne et, dans l’esprit des béatitudes, faire l’expérience d’une pauvreté choisie qui ouvre sur la communion avec le frère ou la sœur en humanité auquel le Christ s’identifie :
« Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Matthieu 25,40).
Cette sobriété choisie peut agir non seulement comme une thérapie du corps, mais aussi comme une thérapie de l’âme, si nous limitons également notre consommation de médias, de divertissements, de tout ce qui nous distrait de l’essentiel, mais surtout de toute malveillance, selon cette recommandation de saint Jean Cassien : « Tandis que jeûne l’homme extérieur, il faut que l’homme intérieur s’abstienne aussi des nourritures mauvaises. La mauvaise nourriture de l’âme, c’est d’abord cette malsaine médisance de ses frères ».
La relation au cosmos
Le Christ a jeûné 40 jours et 40 nuits au désert après son baptême. À la tentation du « Diabolos » qui lui proposait de transformer les pierres en pain, il a répondu : « L’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui vient de la bouche de Dieu » (Matthieu 4,4). C’était rappeler que chaque créature est le fruit d’une parole de Dieu et qu’il est aussi important de se nourrir de sens que de pain. L’oublier, comme nous l’avons fait, conduit à objectiver le monde, à l’exclusion de toute dimension symbolique, et à nous enfermer dans un univers d’apparences que l’on finit par prendre pour toute la réalité. De même, ramenées à l’état d’objets, les créatures sont transformées en marchandises, laissant finalement triompher le pouvoir de l’argent. Par une limitation de notre consommation, nous pouvons établir une relation de modération vis-à-vis du cosmos tout en nous rendant plus attentifs au vivant. Le jeûne stimule l’ouverture de conscience ; il conduit à percevoir l’invisible dans le visible, l’impalpable dans le palpable et la profondeur de la réalité essentielle au-delà des apparences.
La pratique du Carême dans l’Église orthodoxe
Il existe deux types de jeûne : le jeûne liturgique et le jeûne total. Le plus pratiqué est le jeûne liturgique qui représente 180 jours dans l’année,les deux principales périodes étant le temps de l’Avent (40 jours avant Noël) et le Carême pascal (40 jours également) sans compter les jours répartis dans l’année.
Le jeûne liturgique consiste dans l’abstinence de viande, de charcuterie, de poisson, d’œufs, de laitages (fromages, beurre, yaourts etc.) et de vin. Il établit le fidèle dans la condition d’Adam au paradis, lequel se nourrissait de semence portant semence. L’abstinence de viande a une fonction de pacification et vise à limiter l’esprit de dévoration, d’avidité et de domination.
Pour un bon équilibre psychique et physique, le jeûne liturgique est recommandé chaque mercredi et chaque vendredi au cours de l’année. Le jeûne total est laissé à la liberté de chacun en relation avec le père spirituel.
Nous pratiquons le jeûne non par simple discipline, mais parce qu’il stimule la prière, clarifie l’esprit, empêche l’excès des humeurs et nous apporte de grands bienfaits spirituels.
Nous ne pouvons que vous encourager à en faire l’expérience durant le prochain Carême de Pâques !