Retrouver sens au carême et comprendre les enjeux écologiques et éthiques de l’abstinence de viande et de poisson.
« Tout ressemble à l’océan où tout s’écoule et communique ; on touche à une place et cela se répercute à l’autre bout du monde. Admettons que ce soit folie de demander pardon aux oiseaux, mais les oiseaux et l’enfant, et chaque animal qui vous entourent se entiraient plus à l’aise si vous-même étiez plus digne que vous ne l’êtes maintenant. » Les Frères Karamazov – Dostoïevski
Tout un faisceau d’arguments se rejoignent pour porter cette proposition de carême sans viande et sans poisson; des arguments écologiques, des arguments philosophiques, des arguments éthiques, des arguments sociaux… qui se complètent et se répondent dans les différents chapitres de cet article. Soulever la question de la consommation de viande (et également de poisson) dans notre société occidentale n’est pas anodin et engendre tout un cortège de questionnements corollaires qui rejoignent nos interrogations en tant que chrétiens.
Origine et sens du Carême
Durant le Carême, les Églises catholiques et orthodoxes invitent à s’unir à l’expérience de Jésus-Christ durant son retrait de 40 jours au désert où il fut soumis aux tentations par Satan. Avec lui, les chrétiens sont appelés à une conversion du cœur et de l’esprit, cette « metanoïa » qui conduit à choisir la vie, Dieu, et à accepter le combat contre ce qui y fait obstacle ; la victoire promise de cette lutte s’enracine dans la résurrection fêtée à Pâques, la « Fête des fêtes ». Selon les paroles du théologien contemporain A. Schmemann : « Pâques est le retour annuel à notre propre baptême, tandis que le Carême est notre préparation à ce retour, l’effort lent et soutenu pour, finalement, accomplir notre propre ”passage“ dans la nouvelle vie en Christ ». Nous comprenons ainsi que le Carême signifie bien plus qu’une simple abstinence alimentaire, il symbolise – voire préfigure – ce temps de passage en conscience vers la Pâque éternelle et nous exhorte, par la pratique de la sobriété, de la prière, du silence et de l’intériorisation, à une conversion profonde.
Se changer pour changer le monde
Mais cette conversion ne va pas sans un changement de notre façon de voir et de penser le monde, changement qui, seul, peut nous permettre d’entrer dans une attitude intérieure plus douce, plus juste et plus solidaire. Le Christ lui-même nous guide sur ce chemin : « Heureux les doux, heureux les artisans de paix, heureux les affamés et assoiffés de justice ! » (Matthieu 5,1-12). Dans cette optique la consommation d’animaux en tant que telle pose question . Au commencement, les humains et les animaux sont végétariens (Genèse 1,29-30). La permission accordée aux premiers après le déluge semble être une concession, en opposition à la non-violence généralisée annoncée par le prophète Isaïe comme caractéristique du Royaume (Isaïe 1,9). Dans ce contexte, l’abstinence de viande prend un sens de soumission à l’ordre premier institué par Dieu dans la paix. C’est vers cet idéal de paix universelle que nous sommes aujourd’hui appelés à tendre. L’humain, à l’image de Dieu, est invité à devenir le prophète de la non-violence, y compris envers les animaux ; ce dont nombre de mystiques et de théologiens ont témoigné, des Pères du désert (Jean Chrysostome, Origène, Tertullien…) à saint François d’Assise, Paul Claudel et à Théodore Monod. En ce sens, la consommation de viande serait plus une trace du vieil homme et de sa chute avec Adam qu’une marque du Christ.(Rm 6,6; Col 3,9-10; Ép 4,22)
Les conditions actuelles de production de viande et de poisson.
La consommation de viande a quintuplé en France depuis deux siècles* et a poursuivi sa croissance à un rythme très soutenu jusqu’à il y a peu, principalement en raison du développement exponentiel de l’élevage industriel qui représente aujourd’hui environ 90% de la production. Il en est de même pour les poissons, dont la consommation a quasiment quadruplé durant les cinquante dernières années. Ces amplifications significatives, auxquelles s’ajoute depuis peu la généralisation du mode d’élevage industriel dans les pays émergents, ont provoqué de graves dommages aux écosystèmes naturels de notre planète et entraîné une série de conséquences sur l’environnement, les hommes et les bêtes, dont nous découvrons aujourd’hui toute l’ampleur.
Nombre de nos sources viennent du site viande-info conjuguées à d’autres sources telles celles du WWF ou de Greenpeace.
Les conséquences sur la déforestation et autres problèmes majeurs
L’une des incidences majeures de l’élevage industriel est celle de la déforestation. Les forêts tropicales, notamment, ont subi des dégradations irréversibles ces trente dernières années, remplacées par d’immenses zones de pâturages ou de vastes cultures de soja (le plus souvent OGM) destinées à l’alimentation du bétail, y compris celui des pays européens. Au total, ce sont 70% des terres à usage agricole en Amérique du sud qui, directement ou indirectement, sont consacrées à l’élevage. La déforestation avance dans le monde à un rythme qui équivaut à la perte annuelle de la surface du Royaume-Uni! La destruction des habitats est l’une des causes majeures de la disparition de la biodiversité sur notre terre et de la perte irrémédiable d’une faune et d’une flore qui ont mis des millions d’années à se constituer. C’est aussi une violence faite à la vie elle-même.
Une violence faite à la nature, aux animaux et aux hommes
Cette destruction impacte également l’espèce humaine qui, privée de la nature et de ses « services » (fertilité des sols, pollinisation, régulation des cycles de l’eau, ressources en plantes thérapeutiques, ressources vivrières…), devient de plus en plus vulnérable. Ainsi la déforestation engendre directement la disparition de certains milieux
et de certains habitats, notamment les forêts primaires qui sont aussi le lieu de vie de peuples autochtones que l’on condamne à la disparition. Par ailleurs le développement des exploitations industrielles conduit à la perte des terres arables pour les petits paysans et leur appauvrissement progressif. Ces effets sont encore aggravés par le dérèglement climatique, auquel contribue fortement la filière de l’élevage qui serait responsable de 18 % à 25 % des émissions totales de gaz à effet de serre. Des conséquences dramatiques sont déjà visibles dans les régions les plus exposées à la montée des eaux (Bengladesh, Iles du Pacifique…), à la sécheresse ou à la famine (Corne de l’Afrique)…
La faim dans le monde
L’ONU estime à 50 millions le nombre de réfugiés climatiques durant les prochaines décennies ! La question de la faim dans le monde est directement reliée à ce gaspillage des terres et des ressources. Sachant que 35% du volume des céréales produites dans le monde sert à nourrir les animaux d’élevage, il serait possible de nourrir le milliard d’individus qui souffrent de la faim avec la quantité de céréales produites chaque année sur la planète.
Être doux envers la création, c’est aussi, pour l’humain, être doux et juste envers lui-même, dans une solidarité renforcée avec son prochain, de quelque côté de la terre qu’il se trouve.
Et le poisson ?
Concernant le poisson, sur lequel nous avons tendance à nous rabattre, force est de constater que la situation est toute aussi alarmante. De nombreuses espèces ont d’ores et déjà disparu et nous continuons à exploiter les ressources halieutiques comme si elles étaient inépuisables, alors que 2/3 des populations actuelles sont considérées comme exploitées au maximum, et 1/3 est déjà surexploité. Pourtant, pour répondre à la demande grandissante, les efforts de prélèvement en aval de la chaîne alimentaire et la puissance des moyens mis en œuvre s’accentuent (détection satellite des bancs, pêche en profondeur…). À cela s’ajoutent toutes les prises « accessoires », espèces « inutiles » rejetées mortes, à la mer, à commencer par les dauphins, les requins ou les tortues. Selon le WWF, près de la moitié des prises dans les filets à poissons industriels est rejetée à la mer. Quant à l’aquaculture, elle reproduit bien souvent les mêmes travers que ceux de l’élevage terrestre industriel. Il est à noter qu’il existe des labels « pêche durable », mais ils sont encore assez rares.
« Je dis que quand vous mangez des sushis, la masse de poissons qui a dû mourir pour votre petite assiette équivaut à la surface d’une table. », Jonathan Safran Foer
Les effets de l’élevage industriel
L’élevage industriel génère un ensemble d’autres problèmes environnementaux récurrents tels que le gaspillage de l’eau ou sa pollution à la fois par le rejet des matières organiques causant l’eutrophisation des rivières et des côtes (algues vertes en Bretagne !) et par les excès d’engrais et de pesticides utilisés pour la culture des céréales… Ces pollutions à répétition mettent en péril la santé des sols et de l’eau et, par voie de conséquence, celle des humains et des autres êtres vivants. De même, en consommant une viande issue d’animaux élevés industriellement, les humains ingèrent indirectement des hormones, des antibiotiques, des toxines ou des OGM dont les bêtes elles-mêmes ont été nourries.
Notre corps est un temple, et à ce titre, doit être préservé de tout produit nocif, tout comme doit l’être notre planète qui est le temple de la création.
Se laisser toucher par la souffrance animale
Enfin, et non des moindres, la question de la souffrance animale nous interpelle sur le plan éthique, philosophique, théologique, juridique ou purement affectif. Mammifères, volailles ou poissons issus d’élevages industriels, que ce soit dans leur vie quotidienne, durant les transports ou l’abattage, sont sujets à diverses formes de maltraitance courante marquées notamment par l’entassement et le non-respect des conditions minimales de (sur)vie propre à chaque espèce, engendrant maladies, malformations et comportements agressifs. À titre d’exemple, les cornes des vaches, les becs des poules, les queues des porcs sont coupés, sans anesthésie ; les poissons pangas sont élevés à l’hormone de femmes enceintes ; les veaux et les agneaux sont enlevés à leur mère deux jours après leur naissance et abattus de plus en plus jeunes, après avoir été privés d’herbe pour garder leur viande blanche ; les poussins mâles de poules pondeuses sont broyés vivants à leur naissance, de même que les canetons femelles qui ne sont pas propices au gavage et la fabrication du foie gras (interdit dans 7 pays européens pour maltraitance animale). Les cas de maltraitances spécifiques sont nombreux et documentés, entretenus par les exigences de productivité et la « chosification » des animaux, niant leur nature d’êtres vivants sensibles. L’élevage « bio » adopte des pratiques différentes mais ne représente que 2% environ de la production française.
« Si l’homme se montrait plus modeste et davantage convaincu de l’unité des choses et des êtres, de sa responsabilité et de sa solidarité avec les autres êtres vivants, les choses seraient bien différentes« , Théodore Monod
Notre vision de chrétiens
Face à ces constats nous nous sentons interpellés en tant que chrétiens. Artisans de paix, nous voulons l’être vis-à-vis des humains et de toute la Création que Dieu a voulu bonne (Genèse I,31). La destruction massive de la biodiversité et l’atteinte à la vie nous paraissent incompatibles avec le projet de Dieu. « Heureux les doux, car ils auront la terre en héritage » fait écho au Royaume de non-violence annoncé par Isaïe. Toute violence, quelle qu’en soit la victime, les humains, la nature ou les animaux nous semble contraire à l’Amour de Dieu pour sa Création et témoigne d’une déficience des humains.
Combattre cette violence, en étant « assoiffés de justice », est devenu une voie urgente et actuelle pour l’avènement du Royaume. Ce temps de Carême nous donne l’occasion de nous lever pour le respect de la vie et d’entrer dans une relation de paix et de solidarité avec la Création toute entière.